Je me souviens d’Armant Jammot. Un nom que les moins de 30 ans ne peuvent plus connaître. C’était le producteur de l’émission de télévision : “les chiffres et les lettres”.
Des chiffres et des lettres !
Voilà ce qui pourrait, très rapidement, résumer les premières vies de Patrice Laubignat.
Des chiffres et des lettres !
Il en est beaucoup question dans cette infolettre. Notre invité à un pied dans chacun de ces mondes. Même si, désormais les lettres ont pris le dessus.
Patrice Laubignat est, ce que l’on appelle : un marketeur. Un spécialiste du monde du marketing. Qu’il connaît bien, pour le fréquenter depuis plus de 30 ans.
Mais c’est surtout, une âme voyageuse. Un franc-parler, une bienveillance. Avec qui, il serait fort agréable de lever l’ancre.
L’encre, l’autre, est celle dont il se sert pour poser des mots, pour lui ou pour les autres. C’est son essence, sa came.
Vous comptiez ? Et bien lisez maintenant…
Avant de rentrer dans le vif du sujet, peux-tu nous rappeler ton parcours professionnel ? Et peut-être un peu plus ?
J'ai commencé par être prof de mathématiques !
Tiens, je ne m'attendais pas à cela, c'est la première surprise !
J'ai commencé par les chiffres et maintenant, j'en suis aux lettres ! J'ai beaucoup regardé cette émission quand j'étais petit. J'étais plus tourné sur les chiffres que sur les lettres à l’époque.
Mais grâce à un personnage qui a beaucoup compté pour moi et qui est mon grand-père maternel, j'ai réussi finalement à faire ce passage. Puisque c'est grâce à lui que j'ai appris les mathématiques. Il me racontait des histoires avec des énigmes mathématiques à l'intérieur. C'est lui qui m'a donné cette envie. Mais il était aussi libraire. Et donc, c'est probablement, quelque part, à un moment, cette connexion assez forte qu'on avait, quand j'étais enfant, qui est revenu dans mon parcours professionnel.
Mais je n'ai pas été prof très longtemps. J'ai fait cela pendant deux ans. Ensuite, un ami à moi avec qui je pratiquais le sport, à l'époque, m'a dit : “viens, on va monter une boîte et on va faire de la communication !” Je lui ai dit pourquoi pas ! Allons y !
C'est comme ça que cela a démarré. Ensuite, j’ai rejoint une agence de marketing pour apprendre le marketing et le pratiquer. J'ai monté mon agence. Et puis j'ai continué à travailler dans cet univers. Maintenant, ça fait 30 ans que je suis un marketeur.
Au début, on m'a recruté parce que j'étais assez bon en calcul ! Et donc je faisais des budgets, des prévisions, des tableaux, etc. Et puis assez vite, je me suis retrouvé à présenter aussi, nos projets, nos opérations, nos recommandations à des clients. Et donc à les écrire. Et j'ai trouvé au sein de l'agence un mentor qui est devenu un ami, qu'il l'est toujours aujourd'hui, et qui était très littéraire.
Ça m'a beaucoup aidé. Petit à petit, à force d'écrire, on y prend goût. J'avais commencé des projets d'écriture quand j'étais étudiant autour de scénarios, parce que j'aimais beaucoup le cinéma. Ce qui m'a amené aussi à faire une émission de radio sur le cinéma pendant quelque temps. Et donc j'avais commencé des trucs, mais un peu comme tout le monde.
On écrit quelques pages et puis on arrête et on oublie. C'est revenu ! J'ai repris l'enseignement à travers des interventions dans des écoles de commerce autour du marketing. Et je me suis retrouvé, assez vite, à écrire un blog pour mes étudiants. C’est devenu le blog du marketing émotionnel, que tu connais. Et qui existe depuis neuf ans maintenant et qui va bientôt fêter son 1 000ᵉ article. Et là, j'ai commencé à prendre, vraiment du plaisir à écrire. J'ai vraiment écrit à la fois pour mes étudiants, mais aussi pour moi.
Je m'amuse avec l'écriture. Je m'amuse à promener mon lecteur, je m'amuse à travailler un peu mon style. En a découlé, l’écriture d’un bouquin. Un livre sur le marketing émotionnel. Puis un deuxième sur la fidélité. Qui est plus difficile à lire et qui a été moins lu. Peut-être moins bien écrit. C'est ce qu'on m'a dit et je le crois parce que j'ai voulu mettre un peu trop de choses dedans. Je me suis un peu perdue, peut être, dans mes divagations, mes réflexions. Et puis dernièrement, j'en ai écrit un troisième. Avec cette fois-ci une coécriture (avec Philippe Guiheneuc). Il se nomme “marketing zéro”.
Ce qui m'a amené, aujourd'hui, à écrire pour d'autres gens que pour moi. J'écris pour des marques, j'écris pour des dirigeants et j'écris avec d'autres. D’ailleurs, cette année, on m'a proposé déjà deux ou trois projets d'écriture. Pour devenir la plume qui va raconter l'histoire de quelqu'un d'autre. C'est assez étonnant d'en arriver là. Voilà mon parcours.
J’aime beaucoup l’idée de cet espace qu’était la librairie de ton grand-père. Et d’avoir goûté, en même temps, aux chiffres et aux lettres. Comment appréhendais-tu ce lieu ?
J'y ai passé du temps. J'y étais les mercredis, j'y étais quand on n'avait pas école. Mais, en vérité, je passais plus de temps derrière la caisse à rendre la monnaie. C'est pour ça que je suis assez bon en calcul mental (rire).
Bien sûr, j’en profitais pour lire. Je lisais pas mal de BD. J'ai une maman très littéraire aussi, alors, forcément. Et j'ai eu un révélateur, au lycée. Je me suis rendu compte que j'étais très en retard sur le côté littérature, alors que je n'avais pas d'excuse, évidemment. Un professeur de français m'a éveillé et m'a dit, un jour : “il faut lire parce que sinon, tu ne vas pas t'en sortir dans la vie”.
Je me suis dit : Bon bah d'accord ! Il y a urgence ! Donc j'ai essayé d'attraper tous les bouquins classiques de la littérature française. Et comme j'avais accès à tout ce qui se lisait, c'était assez facile.
Mais pour tout dire, mon grand-père, je le voyais surtout lire le journal. Et donc je lisais plus le journal finalement que des livres. Et j'étais assez intéressé par le côté récit de l'actualité. Qui, à l'époque, était quand même, quelquefois, assez bien écrit. Ça m'a toujours intéressé. Et je me suis toujours demandé comment on raconte ce qui vient de se passer ? Comment on imagine créer une réflexion chez l'autre à travers un écrit ? Et j'étais très attiré par ça. C'était le côté un peu journalistique, qui me semblait vraiment intéressant.
Il n'y a pas eu l'envie, à un moment donné, de basculer dans le métier de journaliste justement ?
Plus ou moins. Je crois que j'ai entendu beaucoup de commentaires négatifs sur les journalistes pendant longtemps. Ça m'a sûrement perturbé. Par contre, j’ai beaucoup aimé, le côté interview. Je l'ai fait à la radio et puis je me suis mis à le faire aussi par écrit.
J'aime beaucoup cette idée de l'écoute et de la restitution. Je trouve ça vraiment très intéressant. Mais en revanche, une fois que j'ai commencé à trouver du plaisir à lire, j'ai quand même pas mal lu. J'ai lu beaucoup de choses. Et je me suis laissé happer par la littérature de différentes cultures. Qu'elles soient sud-américaines, nord-américaines. Ou qu'elles soient de l'Afrique aussi. Européennes bien entendu. La lecture, c'est aussi une manière de voyager.
Ça fait 30 ans que tu es dans l'écosystème marketing. Est-ce qu'on le connaît assez bien après 30 ans ? Ça fait une question ! Et la deuxième : quelle est dans le marketing, la place des mots, la place de l'écriture ?
Est-ce qu'on connaît le marketing quand on y a passé 30 ans ? Comme pour tout, on connaît jamais les choses à fond. Il faut rester humble. Mais il a beaucoup changé. Les gens ont beaucoup changé. La façon de faire le métier, aussi, a beaucoup changé. Et aujourd'hui, j'ai quelques fois du mal à comprendre ce que sont les marketeurs.
Je ne vais pas dire les nouveaux marketeurs, mais les marketeurs de 25, 30 ou 35 ans. Qui me semblent en complet décalage avec leur époque. Mais bizarrement pas tellement parce qu’ils seraient dans le futur, mais plutôt, parce qu'ils sont dans le passé. Et aussi parce qu'on leur attribue plutôt un rôle d'exécutant et de comptable.
C'est-à-dire : calculer le ROI de chaque action ! À chaque minute ! J'ai lu, ce matin, une statistique disant que plus de 50 % des marketeurs évaluent leur action dans moins de 30 jours. Ce qui me semble assez incroyable ! Passer son temps tous les jours à voir si on a fait + 1 ou + 2. Sans s'imaginer l'impact que cela a sur les clients, sur la marque, à long terme, c'est quand même avoir une sorte de vision bizarre.
C'est comme si tu regardais tes pieds en marchant et que tu ne regardais pas la route. Donc ça, oui, ça a changé. Quelqu'un disait, je crois que c'est Fabrice Frossard qui intervenait la semaine dernière dans un #AfterEmotionnel et qui disait, qu’il y a plus de 8 000 outils aujourd'hui, 8 000 outils marketing !
Donc comment tu fais ? Comment humainement, tu peux connaître 8 000 outils ? Ça me parait totalement délirant. Comment tu choisis quel est le bon ? Je ne sais pas ! Je ne connais pas un mécanicien qui aurait 8000 outils ! Je ne connais pas un jardinier qui aurait 8 000 outils ! Je ne connais pas un boulanger qui aurait 8 000 outils, ça n'existe pas !
Et là, le marketeur, on lui propose 8 000 outils. Mais comment ? Comment peut-il s'en sortir ? C'est un monde complètement délirant dans lequel il est plongé. Donc on peut lui reprocher certaines choses et je ne me gêne pas pour le faire, mais on peut aussi relativiser et se dire, mais quel enfer ! Quel enfer ! Donc oui c'est devenu quelque chose de difficile. De peu, enviable, je crois que de faire du marketing aujourd'hui. Et c'est pas forcément très épanouissant.
À côté de ça, il y a encore des gens qui ont des idées. Qui ont une vision. Il y a encore des gens à qui on demande de construire des choses durablement et heureusement. Mais c'était quand même plus fun dans les années 90. Vraiment !
Ça veut dire qu'on a perdu un peu de créativité, de liberté ?
Ce que je crois, c'est que le marketeur a fait une erreur. Le péché originel de dire qu'à un moment donné, c'était lui qui était responsable des résultats. Et à partir du moment où tu considères que c'est grâce au marketing que l'entreprise fait du business, c'est du suicide. Car, dès que l'entreprise n'aura plus de résultat, c'est toi qu'on va virer, puisque c'est toi qui a précisé qu’il était LE responsable. C'est comme ça qu'on en arrive à des durées de vie moyenne du marketeur, enfin du directeur marketing, qui sont en dessous de deux ans dans les entreprises en France.
Parce que, quand il arrive, il dit : je vais faire plus. Et moi, je considère que c'est une erreur ! D'abord, ça manque d'humilité. Pensez que c'est le marketing qui vend ! Non ! Il faut remettre les choses dans le bon sens. On n'est pas responsable ! Bien sûr, on fait des choses. On essaye d’inspirer nos clients. De leur donner envie. On espère créer du désir. On espère qu'ils partagent des aventures, des expériences. Tout ça est vrai.
Au-delà de ça, je ne m'attribue pas les résultats des autres. Donc, là, il y a une rupture à ce moment-là. Ce qui fait qu'aujourd'hui, chaque marketeur, passe son temps à justifier de ses actions par des résultats. Il faut absolument démontrer qu'on a fait quelque chose. Moi, je me souviens, ça fait un peu ancien combattant, mais je me souviens d'une époque où on faisait des actions parce que c'était sympa de les faire ! Parce qu'on pensait que ça allait plaire aux clients. Parce qu'on pensait que oui, bien sûr, ça pouvait marcher !
Si ça ne marchait pas, on essayait autre chose. Mais on n'était pas en train de calculer toutes les trois minutes, si ça avait fait plus de like, plus de je ne sais pas quoi ! C'est ce délire dans lequel on est aujourd'hui.
À l’époque, on avait de l'audace. On avait de la créativité pour répondre à ta question, bien entendu. On pouvait se permettre des choses. On pouvait imaginer des choses.
Aujourd'hui, le marketeur est très peu créatif. Il ose très peu de chose. Alors, oui, on va me dire regarde Buzzman avec Burger King, c'est une agence géniale ! Oui, mais c’est buzzman ! Ils sont où les autres ? Ils sont très peu nombreux. Les entreprises sont devenues extrêmement frileuses puisqu'on leur a dit que c'était le marketing qui allait faire le business. Donc, maintenant, les commerciaux attendent des leads. Donc le marketing, c'est devenu une machine à leads.
Mais je n'ai jamais connu ça dans les années 90. Personne ne demandait au marketing de fournir des leads. Ça n'existait pas. Faut quand même qu'on le dise, parce que les gens ont l'impression que ça a toujours été comme ça, mais pas du tout !
Par rapport à ce que tu me dis, je réfléchis à mon humble niveau. Et sans connaissance profonde de l’environnement marketing. Je me dis que c'est paradoxal parce qu'on manque de créativité alors que les canaux de communication sont bien plus nombreux qu'à une époque. On a vraiment une palette de canaux de communication dont on peut se servir ?
C'est l'autre tendance forte du marketing, c'est de s'inspirer de ce qui fonctionne pour faire la même chose. Ce qui est le contraire de la créativité. On est d'accord ? Donc tout le monde s'est mis à essayer d'appliquer la même recette que celui qui a eu des like et des vues. C'est pour ça qu’on voit toujours la même chose, les mêmes contenus.
Sur LinkedIn, en ce moment, c’est raconte-moi ta life ! "Oh là, là, au bureau, ça s'est mal passé. J'ai eu un souci. Mais heureusement, grâce à mon coach en développement personnel, j'ai su surmonter l'obstacle. Et maintenant, ça va mieux. Mets un like si toi aussi tu as connu cette situation". Non mais arrête !!! C'est consternant ! C'est vraiment le niveau zéro !
C'est le même niveau de stupidité que si tu disais : je vais appliquer la même méthode que Burger King pour ma marque. Mais non, en fait, ta marque ce n’est pas Burger King ! Donc pourquoi est ce que la méthode de Burger King, ça marcherait pour toi ? Ça n'a aucun sens.
Aujourd'hui, tu vas à une conférence sur le marketing. Tu vois, pendant deux jours, des gens défiler sur scène, pour t’expliquer comment ils ont bien réussi. Ils ont fait une action, ça a été génial ! Bon, d'accord ! Est-ce qu'ils n'ont pas fait aussi 99 actions pourries à côté ? Ça, on ne le saura pas. Mais parce qu'il y en a une qui a marché, alors les gens qui sont là, se disent : “ha, moi aussi, il faut que je fasse ça !” Et donc tout le monde se dit, on va faire exactement la même chose.
On en est à avoir des gens à qui on dit : “ fait la même action que Tartempion, tu vas voir, ça va marcher !” J’ai entendu des présentations du style : "On a créé une rubrique bio sur notre site e commerce. Parce qu'avant les produits bio, ils étaient un peu partout dans le site, les gens ne les trouvaient pas. Alors quand on a créé une rubrique bio, ils les ont trouvés et ils les ont achetés".
Non mais attends ! T'as fait combien d'années d'études pour nous dire ça ? Parce que franchement, ma grand-mère aurait dit la même chose ! C'est tellement évident. Mais non, là, tu viens sur une scène nous montrer que grâce à ton agence conseil en outils d'écoute sur le Web, tu as détecté une nouvelle tendance. Et que, quand tu crées une rubrique bio, les gens en achètent !
Mais là, franchement, tu m'as bluffé ! Tu vois, quand je te le raconte, tu rigoles. Mais je vais te dire la vérité. Quand j'étais dans la salle où il y avait 50 personnes. Il y en a 49 qui ont applaudi. Ils étaient là, en mode “Whaou ! Extraordinaire ! Dis-moi vite, quel est l'outil et quelle est l'agence avec qui tu as bossé, que je fasse la même communication”.
Alors, je ne dis pas que tous les gens font n'importe quoi, je dis simplement qu'il y a des tendances à faire comme les autres. Et donc, forcément, ça tue toute créativité.
Cette volonté de vouloir faire comme tout le monde ou du moins comme ce qui “fonctionne”, on le retrouve, aussi, sur les réseaux sociaux ?
Évidemment ! J'ai envie de dire aux gens : est-ce que, quand vous lisez un livre, c’est pour lire le même que la dernière fois ? Est-ce que tout le monde devrait écrire le même livre ? Ça n'a pas de sens ! La force de la littérature, c'est d'avoir un récit, une aventure différente à chaque fois. C'est d'essayer de nous surprendre. De nous emmener là où on n'avait pas imaginé aller. C'est ça l'idée des mots.
On ne peut pas réduire l'écriture au hashtag, par exemple. Aujourd'hui, on est dans une expression sans saveur, sans profondeur, sans variété. Moi, j'essaie de lutter contre cette tendance. J'aime bien aussi faire une punchline ou j'aime bien l'idée d'un hashtag. J'aime bien tout ça. Mais néanmoins, je cherche à renouveler mon écriture.
À travailler sur la façon de la présenter. Essayer de l'enrichir. Parce que je m'imagine à la place du lecteur. Sinon il s'ennuie. Alors, c'est vrai, ça fait quinze ans qu'on nous dit, de toute façon, c'est l'image qui compte parce que notre œil capte plus une image qu'un texte !
Notre cerveau, étant fainéant, comme tout le monde le sait, il essaye de consommer le moins d'énergie possible et donc il se focalise sur le visuel pour essayer de comprendre. Et c'est comme quand j'étais petit, je lisais d'abord des Bds, avant de comprendre la richesse de la littérature.
Donc, aujourd'hui, on a intérêt à réapprendre aux gens, à écrire, à lire. Et je crois beaucoup au blog. Je sais qu'il y a plein de gens qui ont dit que c'était mort. La newsletter, on a dit que c'était mort et puis finalement ça revient. C'est comme le podcast qui est un format long. Les gens aiment bien écouter. Prendre du temps parce que c'est un moyen de sortir de ce rythme infernal qui n'est pas tenable.
Et le marketeur devrait s'inspirer de ça. Ils devraient se dire : il y a un moment ou les actions à court terme et les actions au jour le jour, les actions heure par heure, ça ne construit rien.
Et la place des mots dans le marketing ?
On était dans un marketing qui était quand même, très axé sur les mots forts, la puissance des mots. C'était vraiment important. Et on a fait le chemin inverse du mien. On est parti des lettres et on est arrivé dans les chiffres.
Encore aujourd'hui, le marketing fait essentiellement des tableaux de bord et des chiffres. Ce qui veut dire aussi qu'on a perdu cette qualité de langage. Je dirais, aussi, qu'on a perdu cette finesse, cette possibilité d'éveiller l'imaginaire. Mais aussi de leur faire vivre une expérience par le récit.
La mise en récit, on la comprend évidemment dans un roman, dans une fiction, dans un film, dans une série. De mon côté, ça ne m'a pas l'air très évident, de transposer cela pour une marque, un service ou un produit. Sur un temps plus long et sur des canaux de communication multiples. Peu- être que tu as une réponse et tu as la solution ?
Ce serait ambitieux de dire que j'ai la solution. Et prétentieux sûrement. Mais en tout cas, j'ai une réponse et j'ai l’envie de la partager avec toi. Je crois beaucoup à la force de l'histoire. Mais il faut l'imaginer sur le long terme. Je pense qu'il faut l'imaginer comme étant quelque chose de vivant. J'ai toujours entendu des écrivains dire : “écoute, moi, je commence avec des personnages. Et puis petit à petit, ce sont eux qui prennent la main sur l'histoire et ils m'emmènent là ou ils ont envie de m'emmener”. Et je me suis toujours dit : c'est fascinant !
Comment est ce possible que les personnages que tu as décidé d'imaginer, prennent l'histoire en main et t'emmènent au bout ? Mais j'y crois beaucoup. Je crois beaucoup à cette idée-là. Je me dis qu’il faut construire sa communication de marque comme une histoire que tu puisses raconter sur 20 ans. C'est donner de la consistance à tes personnages. C'est les emmener dans des aventures, c'est leur proposer des péripéties. C'est les voir sous différents angles.
C'est leur faire rencontrer d'autres personnages secondaires. Et je pense qu'il y a quand même des marques qui commencent à travailler dans cette idée-là. Et de ce fait, ça permet d'avoir des formats très courts. Et puis des formats plus longs. Et avec une même trame d'histoires en fait. Avec un même message. Avec des valeurs qui sont toujours là.
Je vais te donner un exemple. La marque La Redoute. Cette marque a investi sur des personnages qui sont dans une famille en fait. Et dans des histoires de : comment ça se passe dans la famille ? Quels sont les rapports entre les enfants et leurs parents ? Quelles sont leurs frustrations ? Quelles sont leurs incompréhensions ? Comment est ce qu'ils vivent ? Et c'est assez intéressant parce que je pense que l'histoire est en train de se construire. Et même si on change un peu de personnages à un moment ou un autre, il y a quand même une espèce de continuité dans les messages que la marque veut faire passer.
Ils vont sortir un nouveau format publicitaire. Qui est en fait, un rappel d'un personnage qu'on a déjà vu dans une histoire précédente. Si on se souvient de ce personnage, on le retrouve dans une autre situation. On se dit, tient, c'est une autre aventure, c'est un autre morceau de la même histoire. Donc je crois que cela, c'est possible.
Pour revenir justement à l'écriture, toi personnellement. Tu écris beaucoup, tu publies beaucoup. Est-ce que tu as des temps dans ta journée sur lesquels tu es concentré sur ton écriture ? Ou c'est à l'instinct ? Comment tu vis avec l'écriture ?
Comme j'aimerais te dire que je suis organisé (rires) !
Ça me rassure !
Alors, il y a deux choses. Il y a ce que j'ai envie d'écrire et qui me vient, comme ça. Comme sur mon blog. Même si je me suis fixé des cadres. Ce qui me permet de poursuivre des séries justement. Et ça, c'est bien, parce que ça rythme mon expression.
Et il y a bien sûr des écritures que je fais de façon plus organisée, plus structurée. Quand j'écris pour d'autres, par exemple, parce que j'ai des rendez-vous à tenir.
Moi, je trouve ça excitant de me dire : tiens, voilà un sujet, allez hop, c'est parti ! Quelquefois, ça naît d'une conversation. Ça naît d'une remarque, ça naît d'un échange comme avec toi ou avec d'autres. Et je me dis : tiens, ça, ça mériterait peut-être qu'on en parle un peu !
Une écriture en tout cas personnellement, totalement libre ?
Je me suis affranchie totalement de la longueur de la structure. Et j’aime assez démarrer sans savoir où je vais arriver. Donc ça se fait comme ça, au fil de l'écriture et les idées sont souvent dans ma tête, mais quelquefois elles sont un peu flottantes. Et puis une idée disparaît au profit d'une autre.
Un peu comme dans notre conversation. C'est à la fois, quelque part, préparé, réfléchi. Mais ce n'est pas cadré, ce n'est pas borné par différentes balises contraignantes que j'aime pas du tout. J'ai une écriture libre oui. Le dernier point, c'est qu'évidemment, je me pose la question de ce que le lecteur pourrait trouver intéressant éventuellement. Qu'est-ce qu'il pourrait apprendre ?
J'essaie de glisser assez souvent un truc qui pourrait éveiller sa culture, sa mémoire. Son envie d'aller en savoir plus. Mais je ne m'interroge pas sur le fait que ça puisse vous plaire ou pas, en fait. Donc, voilà, ça lui plaît, c'est bien, ça ne lui plaît pas, tant pis, on passe à la suite. Je n'écris pas pour être dans l'idée que ça va marcher. Ce n'est pas du tout mon truc. J'écris parce que j'ai envie de dire quelque chose et je me dis tien.
Le mot qui te caractérise et que tu utilises beaucoup est “émotionnel". Ce moment où on réussit à emporter le lecteur, à le faire voyager, c'est quelque chose de très important et de capital, je trouve.
Je travaille beaucoup sur ça dans mon écriture personnelle. J'essaye de surprendre, de questionner, de changer de rythme. De perdre mon lecteur, ça m'amuse beaucoup, au milieu de l'article, de le laisser chercher la sortie. Il y a des moments où je joue avec ça et je me dis : tiens là, il est dans l'impasse comment il va faire. J'essaye de m'amuser avec lui et de lui faire vivre ce que moi, je ressens.
Et quelques fois, des émotions plus négatives, mais assez rarement. Et surtout, j’essaye de voir les choses avec légèreté. De réfléchir, mais, de s'amuser, d'être surpris, de se tromper de portes. De créer quelque chose, de créer une aventure émotionnelle. Absolument !
Est-ce que tu as, ce que j'appelle, des “inspirants ou des inspirantes” ?
Je suis assez volage en fait, dans mon inspiration. Mais je vais te citer François Lamé. Parce qu'il travaille beaucoup sur la narration. On a des choses en commun, forcément. J'aime bien ce que fait aussi, Benoît Raphaël avec Flynt par exemple. Qui est beaucoup plus sur un travail d'information, de journalisme intelligent et qui, à mon avis, tient quelque chose d'incroyable, de vraiment révolutionnaire.
J'aime bien Seth Godin. Tiens, c’est un blog qu'il faut lire absolument ! C'est un style d'une légèreté, d'une simplicité, c’est génial. Je le trouve super inspirant.
Pour le fictionnelle, j'aime beaucoup l'humour britannique. J'aime bien le côté surprenant des choses. La littérature policière, j'en ai beaucoup lu aussi, mais pour d'autres raisons. Par exemple, c'est pour se transposer dans la résolution d'une enquête, dans des personnages sombres. Dans une certaine noirceur de nos sociétés. C'est très intrigant.
Par exemple, j'adore Harry Bosch de Connelly. C'est un personnage incroyable. On a vraiment de la qualité, dans l'écriture et de la fluidité dans les histoires. On a l'impression de vivre avec lui. Je suis très plongé dans les héros et dans leur façon de vivre. Mais c'est pareil pour des Islandais, c'est pareil pour d'autres. Il y a des styles comme ça qui sont très frappants et on a vraiment des personnages qui vivent presque dans notre quotidien alors qu'ils sont juste dans les mots.
Est-ce qu’il y a un projet de livre qui pourrait arriver, en dehors de livres plus marketing ?
J'ai un projet, mais je ne peux pas en parler parce que c’est encore dans les cartons. Est-ce qu'il verra le jour ? Je ne sais pas ! Mais j'espère. C'est un défi supplémentaire. Et honnêtement, je ne suis pas sûr d’aller au bout.
Ce n’est pas une question de temps, parce que, ça, c'est une excuse vraiment trop facile. Mais parce que, c'est un autre travail que de réussir à construire quelque chose autour de personnages et avoir un début et une fin. En-tout-cas un début, je l’ai. C'est la fin. Je ne sais pas trop où ça va m’emmener. (sourires)
Allez la petite dernière question rituelle. Si tu avais la possibilité d’écrire sur un bout de papier, un mot, une phrase, une citation. Que l’on mettrait, ensuite, dans une bouteille, pour la jeter à la mer ?
Je vais utiliser une citation de Jean d'Ormesson, un auteur qui me fascine. Qui m'a beaucoup intéressé. Qui m'inspire beaucoup et qui en plus avait cette casquette de journaliste. J’aime bien cette phrase que j'ai utilisée dans des conférences à un moment : “je t'aime dans le temps, je t'aimerai jusqu'au bout du temps et quand le temps sera écoulé, alors je t'aurais aimé. Et rien de cet amour, comme rien de ce qui a été ne pourra jamais être effacé."
J'adore cette citation. Je trouve que c'est d'une poésie, c'est d'un romantisme absolu.
Un très grand merci Patrice. C'était vraiment passionnant !
Merci Sébastien, c'est un plaisir
Bravo pour cet interview passionnant 💙 Patrice est toujours aussi intéressant et je peux entendre son ton de voix à travers ces lignes : passionné et un peu révolté à la fois ;)